Non loin d’ici, et il n’y a pas si longtemps, vivait un homme d’une grandeur d’âme exceptionnelle. Pour ses services rendus à la nation, il avait reçu les plus grands honneurs. Cet homme s’appelait Serge. Il était père d’une famille belle et nombreuse. Florence, l’une de ses filles, venait d’atteindre l’âge d’être mariée. Du fait de son charme et de la renommée de son père, les prétendants étaient nombreux à se présenter. Et, selon la coutume de l’époque, chacun venait avec une dot à proposer aux parents de la jeune femme.
L’un d’eux se montra muni d’un coffret rempli de perles précieuses. Un autre, arrivé dans une voiture de luxe, en déposa les clés aux pieds des parents. Il y en eut même un pour faire tomber sur la maison familiale une pluie de pétales en feuille d’or, lancées depuis une petite montgolfière. On rivalisait vraiment d’inventivité pour séduire Florence et ses parents.
Un jour, un jeune homme se présenta les mains vides. Étonné, Serge lui demanda:
Où est donc ta dot, jeune homme?
Monsieur, veuillez m’excuser, je n’en ai pas.
Et penses-tu que je vais te donner ma fille pour… rien?
Non, bien sûr, mais je n’ai que mon cœur à offrir.
Cela est bien beau, mais ça ne compensera pas la perte d’une fille.
Pour tout vous dire, je suis un homme modeste, et j’ai préféré venir les mains vides plutôt que de vous présenter un cadeau ridicule. Et, de toute façon, votre fille n’a pas de prix! Même si je possédais le monde, le monde serait bien trop peu pour sa main.
Touché, Serge se tut un instant. Puis, il reprit:
Mon garçon, tu n’es malheureusement qu’un parmi tant d’autres. Beaucoup d’hommes sont venus ici avant toi. Il nous faut réfléchir à toutes ces rencontres. Nous te donnerons une réponse d’ici quelque temps.
Et, quelques jours plus tard, le jeune homme fut effectivement rappelé. Mais ce fut pour lui annoncer une très mauvaise nouvelle. On venait de jeter un mauvais sort sur Florence. Un poison, qu’une cousine jalouse de son succès lui avait fait boire à son insu, l’avait complètement défigurée. Son visage, jusque-là si gracieux, était devenu horrible à voir. La malheureuse ressemblait plus à une bête qu’à une femme. Serge fit venir chez lui en urgence tous les prétendants. Une fois sur place, la plupart d’entre eux ne parvenaient même pas à fixer Florence. Seul le jeune homme sans dot continuait à la voir aussi belle qu’auparavant. Serge se mit à lire une lettre que la cousine jalouse avait laissée avant de fuir. C’était une énigme:
«J’ai perdu ma beauté. Qui voudra me la redonner devra trouver, premièrement, ce qui tache et ne part pas facilement au lavage, deuxièmement, ce qui rend l’haleine insupportable quand on l’avale, troisièmement, ce qui nous fait pleurer quand on le coupe, et enfin ce qui n’a tout simplement pas de prix; puis mélanger tout cela et me le donner à boire. Ainsi, le sort sera brisé. Mais si, d’ici la tombée de la nuit, l’énigme n’a pas été résolue, le sort deviendra irréversible!»
Tout en pleurs, le pauvre Serge implora les prétendants de l’aider. Mais, se regardant les uns les autres, ceux-ci ne surent que faire. Un par un, ils se retirèrent, prétextant avoir des affaires urgentes à régler. Il ne resta plus que le prétendant sans dot. Il cherchait toujours activement la solution de l’énigme, marchant de droite à gauche et de gauche à droite, s’asseyant et se relevant, écrivant sur un papier puis le déchirant, jusqu’au moment où il s’écria:
Ça y’est, j’ai trouvé!
Vraiment? demanda Serge. Alors, qu’est-ce que c’est?
Je ne suis pas très bon en cuisine, mais il me semble que c’est une recette. Le premier ingrédient est de l’huile. C’est ce qui tache les vêtements et n’est pas facile à enlever. Le deuxième, ce qui rend l’haleine insupportable, c’est l’ail. Le troisième, qui fait pleurer quand on le coupe, c’est l’oignon.
Est-ce que c’est tout?
Non, il y a un dernier ingrédient, mais je ne suis pas sûr de l’avoir.
Voyons mon garçon, rappelle-toi! Ce qui n’a pas de prix, c’est le cœur. Il faut trouver un cœur d’animal!
Non, c’est le cœur en tant qu’il est symbole de l’amour. C’est donc l’amour qui n’a pas de prix. Faisons cette potion avant la tombée de la nuit!
Le jeune homme mélangea de l’huile, de l’ail et de l’oignon, avec amour, et en fit boire à sa tendre et chère Florence. Et la potion ne tarda pas à faire effet. Le visage reprit une apparence humaine et devint même plus joli qu’auparavant. Les yeux mouillés de larmes de joie, le père et la mère remercièrent le bienfaiteur de leur fille. Et Serge de lui dire:
Mon garçon, ou devrais-je plutôt dire mon fils, tu es le dernier prétendant, mais non pas le moindre. Ce que tu as fait pour notre fille est sans prix. Aujourd’hui même, si elle le veut, je te la donne comme épouse!
Oui, je le veux, déclara Florence avec enthousiasme.
Quant aux autres prétendants, nous pouvons voir que, tant qu’une personne n’a pas donné son cœur, elle n’a encore rien donné. Les dons matériels n’engagent à rien, seul le don de son cœur constitue l’amour véritable.
FIN
Avez-vous deviné qui est le prétendant?
Actuailes n°169 - 13 décembre 2023
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