Mon cher Benoît,
Tu sais sans doute que le latin a longtemps été la langue institutionnelle en France et en Europe, au moins pour tous les actes officiels.
Lorsque l’édit de Villers-Cotterêts a été publié en 1539, cela faisait longtemps que le latin n’était plus la seule langue employée: on parlait en France l’ancien français – langue d’oïl comme langue d’oc – ou l’ancien allemand, dans les terres proches de l’Empire. On trouve des traces de ces langues dans certains textes, comme le serment de Strasbourg, échangé par Louis le Germanique et Charles le Chauve, petits-fils de Charlemagne, qui s’allient contre leur frère Lothaire. Connais-tu cette histoire peu banale?
À la mort de Charlemagne en 814, son empire est resté unifié entre les mains de son fils Louis le Pieux, mais, à la mort de ce dernier en 840, la loi franque de partage de l’héritage entre les différents fils s’est appliquée. L’empire a donc été partagé en trois:
à Charles le Chauve fut attribuée la Francie occidentale, qui correspond à la France d’aujourd’hui jusqu’à l’axe Meuse-Saône-Rhône;
Louis le Germanique obtint les terres les plus orientales, qui correspondent plus ou moins à l’Allemagne et l’Autriche actuelles;
quant à Lothaire, l’aîné, il reçut la partie centrale de l’empire, avec sa capitale, Aix-la-Chapelle: un royaume tout en longueur, de la Hollande à l’Italie, des deux côtés des Alpes.
Mais tout ne se passe pas si facilement. Lothaire réclame rapidement à ses frères de porter le titre d’empereur d’Occident qui avait été celui de Charlemagne. Ses frères s’y opposent, et Lothaire tente d’envahir leurs territoires. Louis et Charles décident alors de s’allier contre leur frère aîné, et s’y engagèrent par le fameux serment à Strasbourg. Accompagnés par leurs armées, ils se rencontrent le 14 février 842, et chacun s’engage à soutenir l’autre contre Lothaire. Pour être bien compris des soldats de chacun, les frères parlent dans la langue de ces soldats, en tudesque pour Charles et en langue romane pour Louis.
Sur le plan politique, cette alliance conduira à l’été 843 au traité de Verdun, qui partage l’empire entre les trois frères et marque la figure de l’Europe pour les siècles suivants.
Sur le plan linguistique, ce texte est une nouveauté: il n’est pas rédigé intégralement en latin. Si celui-ci est le fil conducteur du récit, les serments prononcés par chacun des frères sont transcrits en roman et en tudesque, comme ils ont été prononcés. C’est la plus ancienne trace écrite en français, même si la langue a beaucoup évolué depuis.
Voilà, mon cher Benoît, un très mauvais exemple de comportement entre frères, et j’espère que tu ne le mettras pas en pratique pendant les vacances.
Je t’embrasse,
Tante Cécile
Actuailes n°172 - 14 février 2024
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