Mamie s’est cassé la binette. Comment ? Nul ne le saura. Elle a terminé la tête la première dans un grand bahut, il a fallu trois costauds pour la sortir. Quelques ecchymoses, pas de fracture : elle s’en tire à bon compte.
Malgré tout, Mamie est raplapla. Après l’hôpital, c’est la maison de convalescence pour se requinquer. Quelques semaines qui se prolongent en quelques mois : l’hiver succède à l’automne. Mamie, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, se dit qu’elle est aussi bien ici, entourée par les infirmières et les aides-soignantes, que dans sa maison un peu froide qu’elle ne peut plus « faire tourner », comme elle dit.
Noël arrive. Une angoisse commence à naître dans son cœur. Elle qui, depuis plus de quatre-vingts ans, a toujours fêté la naissance du Sauveur chez elle avec crèche et sapin dans le salon, s’inquiète de savoir comment on s’y prend dans une « maison de convalescence ». Autour d’elle, le public est globalement chrétien : elle découvre jour après jour moult connaissances qui lui rappellent ses jeunes années à l’école ou à la paroisse. Pourtant, en dehors de quelques guirlandes maladroitement scotchées sur les murs, le programme ne semble pas occupé par l’arrivée du petit Jésus. Mamie, pensive, se dit que l’histoire se répète, puisque lors de sa première venue on lui refusa l’entrée de l’hôtellerie… Noël arrive et nul ne s’en soucie.
Au contraire, on s’évertue à polluer l’atmosphère par une insupportable soupe musicale crachouillée sans arrêt par ce que Mamie continuera toujours à désigner du nom de « transistor ». Elle n’y a jamais fait vraiment attention (elle est d’ailleurs un peu dure d’oreille), mais là, cela devient intolérable. Mamie passe à l’attaque.
Elle exhume de ses vieilles boîtes à souvenirs une antique K7 intitulée « Chants de Noël » : tout y est, de l’Adeste fideles à Tannenbaum en passant par « le bœuf et l’âne gris ». Elle fait installer un lecteur dans sa chambre, ouvre la porte, propose la K7 aux voisins : les anciens chants de Noël rencontrent un vrai succès… Ça commence à faire du bruit dans la maison. Agacé, le personnel met en place une « stratégie d’évitement » :
– Madame, vous savez bien que pour diffuser de la musique en public, il faut payer les droits à la SACEM !
– La SACEM, c’est un service de l’hôpital ?
– Mais non, Madame, c’est la société des auteurs !
Peu au fait de ces dispositions juridiques, mais gardant quelque doute sur la possibilité de faire quoi que ce soit de pécuniaire en direction du compositeur de l’Adeste fideles, Mamie encaisse le coup et remballe sa K7. Elle offre son silence au petit Jésus de la crèche.
Mais la mèche est allumée et elle dépasse rapidement les personnels d’étage pour aller faire éclater la mini-bombe dans les bureaux de la direction, qui a eu vent des agissements de Mamie.
Quelques jours avant Noël, la directrice interroge les résidents de la maison : qui est intéressé par la messe de Noël ? La proposition, accueillie avec sourire et étonnement, est plébiscitée. Mamie, dans son lit, se marre gentiment et pense à la SACEM…
Actuailes n° 63 – 25 janvier 2017
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